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Humanitas Sapiens Sapiens
13 novembre 2007

Pauvre petit

Humanité décorait son salon pour Noël. Il avait acheté un vrai sapin, bien grand, bien vert. Pas un truc maigrichon avec des branches rachitiques, ou bien un plumeau avec des feuilles en plastique. Non, un grand, majestueux sapin de Noël. Humanité était en train d'y accrocher soigneusement des boules et des guirlandes, en faisant bien attention à ne pas flanquer un coup de pied maladroit à sa crèche. Cela faisait un moment qu'il l'avait, et il y était attaché. Ca lui rappelait son père. Humanité souriait en se rappelant ces matins miraculeux où il allait le chercher dans son lit, à cinq heures, surexité à l'idée de déballer son cadeau. Ils descendaient ensemble jusqu'au salon, jusqu'au sapin.

Et chacun ouvrait son cadeau. Papa était toujours épaté par la créativité de son fils : un cendrier fait avec des cailloux collés, une cathédrale en allumettes, une pyramide en boîtes à oeufs. Quant au fils, il était toujours aussi émerveillé : un kit de magie, un pyrograveur, des jeux de guerre, des pistolets, des petits soldats, des chevaliers.  Bon, il recevait aussi des choses pratiques comme un briquet (ouh quelle mauvaise idée, la maison avait failli cramer plusieurs fois, un buisson avait flambé dans le jardin), un couteau à cran d'arrêt (il fallait bien qu'il se défende aussi) et un ... Playboy !!! (des playmobils aussi, mais c'est pas pour jouer à la même chose). Parfois il recevait des cadeaux craignos comme des guides de bonnes manières de Nadine de Rotchild, ou des manuels du parfait officier gentleman qui ne doit jamais, o grand jamais, manger du pâté et boire de la bière, mais du foie gras et du champagne. En se remémorant ces moments avec son papa, Humanité eut une larme tout en posant l'étoile en haut du sapin.

Par la fenêtre, un personnage inquiétant détaillait avec une grande ferveur tous ses faits et gestes. C'était une femme d'âge mûr, maquillée à outrance, mâchant un chewing gum, et portant des fringues très osées pour son âge : une minijupe en cuir très ... mini, des jambes résillées terminées par des bottes avec des talons très haut perchés. Une veste en fausse fourrure un peu trop petite pour ses ... poumons, une coiffure blonde pêtasse bouclettée et laquée comme un canard. Vraisemblablement, le riche salon bien décoré d'Humanité avait toute l'attention d'une vieille prostituée défraîchie.

Mais ce n'étaient pas les bibelots d'Humanité qui l'intéressaient. Cette pomme fripée et luisante regardait Humanité avec amour, tristesse, regrets, mais avec beaucoup d'amour, et puis de la tristesse aussi, et puis des regrets. Pauvre petit. Il ne tournait pas rond. Et c'était un peu sa faute.

Quand elle l'avait eu, il y a déjà quelques paquets d'années, elle avait voulu faire un bébé toute seule, comme dans la chanson. A l'époque il n'y avait pas d'insémination artificielle, alors elle avait partousé, comme ça se faisait à l'époque. Oh, ce n'était pas sale, c'était la mode, c'est tout. Il faut comprendre que, malgré son métier, elle avait encore sa dignité et mettait un point d'honneur à justifier sa pureté, enfin c'était avant sa nouvelle vie.

Puis la plus belle période de sa vie commença, sa plus belle, non, sa seule réussite. Un gros ventre, tout rond, avec ce petit bout de chou qui poussait à l'intérieur. Elle avait fait plein d'échographies pour le voir, parce qu'elle ne pouvait pas imaginer qu'il existe. C'était un vrai petit miracle pour elle. Au début il ressemblait à un petit poisson, puis à un petit poussin dans son oeuf, puis à un extra-terrestre avec sa grosse tête et ses gros yeux (elle essayait de se souvenir de cette soirée, mais ça ne lui disait rien, un extra-terrestre). D'ailleurs, côté extra-terrestre, elle avait parfois l'impression qu'un alien voulait sortir de son ventre. Non, elle regardait trop de films. Plus son ventre à elle s'arrondissait, et plus elle se sentait belle. Comme elle aimait l'art, elle s'était essayé au modelage de terre glaise, et s'était représentée avec son gros ventre bombé. Elle était heureuse.

Et le mot bonheur explosa en éclats tellement elle l'avait sous-estimé, quand le petit bout se décida à sortir. Elle l'aima aussitôt, et il lui rendit son amour. Il réclamait son sein, elle le nourissait, et il nourissait son coeur. Elle lui parlait, même s'il ne comprenait pas ce qu'elle lui disait. Mais il était si mignon quand il babillait, comme s'il voulait lui répondre. Elle lui souriait. Il lui souriait.

Mais le second amour de cette femme revint la séduire : la bibine. Ca ne la rendait pas violente envers le petit bout, oh non ! Mais ça suffisait à ce qu'elle l'oublie cinq minutes sur la table à langer, qu'elle oublie de vérifier l'eau du bain, et ce qui devait arriver arriva. L'accident bête, l'accident de trop. Humanité fut conduit aux urgences par une voisine, pendant que la mère divaguait dans la rue, en appelant désespérément son fils.

En cinq minutes, le juge avait décidé de placer l'enfant. En revanche, il mit des mois pour décider à qui le confier. La mère ne pouvait pas s'occuper de lui, et le père était inconnu. Il dilligenta une enquête de police pour retrouver le papa. L'enquête fut très prolifique, trop même. Ce gosse avait au moins une bonne douzaine de pères ! Il faut savoir qu'à l'époque, l'ADN n'existait pas, et comme le gamin était quelconque, ils croyaient tous qu'il était leur fils : "Regarde il a mon nez","Mais non, il a mon front !". Et tous étaient d'accord pour s'occuper de lui, ils se battaient même pour ça. Alors le juge fit une justice digne de Salomon : l'enfant serait confié à chaque père candidat, à tour de rôle.

Dans un sens, il n'aurait jamais pu être aussi chouchouté, ce gamin. Il connut tous les bons côtés d'un père. A eux tous ils en étaient capable. A eux tous, ils étaient aussi capable du pire.

L'un après l'autre, ils mirent tous un point d'honneur à assurer son éducation. Il apprit à ranger ses affaires, à faire ses devoirs, à bien se tenir ("Mets pas tes coudes sur la table !", "Dis bonjour à la dame !", "Mange pas tes crottes de nez !").

La mère était filoute. Elle suivait le changement de maison de son fils, et essayait de séduire chaque père, l'un après l'autre, pour gagner le droit de voir son fils malgré l'interdiction formelle du juge. Mais à chaque fois ça se passait de la même façon. Tant qu'elle se donnait corps et ... corps au père intérimaire, elle était tolérée. Il fallait juste qu'elle se fasse passer pour une copine du papa, mais il ne fallait jamais qu'elle dise à Humanité qu'elle était sa maman. Et puis, à chaque coup, ça dérapait. Elle se demandait si ça n'avait pas un lien avec la barbe (tous des barbus, ou presque, chacun son fantasme).

Au début il était gentil ,faisait des cadeaux à son fils, l'emmenait au zoo. Puis un petit incident faisait dérailler le petit train du petit bonheur : le gamin chipait la pomme du papa, une petite pièce dans le porte monnaie. Ou il évoquait un autre papa (il pouvait bien le bougre, maintenant un juge ne prendrait plus une décision aussi stupide). Et là, c'était la claque, le coin, le placard noir et effrayant, privé de manger. Et ça c'était quand il avait de la chance. l'un lui enfonça des cigarettes allumées sur le visage, un autre le marqua au fer rouge, encore un autre lui amputa un doigt, et plusieurs (elle ne savait pas combien) abusèrent de lui. Et ça c'était très mal. Le pauvre petit était tellement déboussolé qu'il se mordillait les bras, pour se rassurer.

La maman avait peu de marge de manoeuvres pour éviter ces tourments à son enfant. D'abord elle bouddhait, puis faisait la grève du sexe. Mais à l'époque (malheureusement ça existe encore, parfois), la grève du sexe signifiait que le père pouvait forcer le distributeur qui ne voulait pas lui servir de canette. Elle fut violée, maintes fois, battue, mais surtout humiliée, et rabaissée auprès de son fils. Ils lui apprirent à détester les femmes, à les humilier, les battre et les violer. Mais le pire, ils lui apprirent à croire que c'était normal. Pourtant, dans le même temps, ils le gavaient de livres de bonnes manières et de morale. Rien de tel que la contradiction pour dominer.

Quand le petit en avait trop pris, il fuguait. Un médecin l'examinait, et le juge le changeait de père aussitôt. Et elle le suivait. Mais de plus en plus vieille et de plus en plus moche, son numéro de charme opérait de moins en moins. Elle se fit refaire les seins, un lifting, quelques bricoles. Mais les bricoles coûtaient de l'argent. Elle emprunta de l'argent à un ex qui était plein aux as. Elle continua son manège avec son fils, mais au prix d'une passe ou deux par semaine. Rien de bien grave, avec tous les mecs qui étaient passés dans son lit. Mais petit à petit, son ex lui mit la pression, et devint son mac. Et de paumée, elle devint une prostituée. Et son fils n'entendit plus parler d'elle, et ne garda d'elle qu'un souvenir déformé. Celle qui faisait tout pour que son papa ne l'aime plus.

Comble du hasard, de la chance, ou de la malchance, le dernier papa sur lequel Humanité échoua fut justement le mac de sa mère. Un homme très puissant, omniprésent. Ce n'était pas par la force qu'il battait son fils, c'était par les mots. Des mots qui rendent con. Oui ça existe madame, des mots qui rendent con. Humanité l'écoutait tous les jours, comme hypnotisé. Et tous les jours le père lui expliquait que la graisse c'était bien, donc il fallait qui en ait le plus possible. Mais que ses bras et ses jambes n'en avaient pas besoin. Au contraire, il fallait qu'il fasse beaucoup de sport, et qu'il travaille beaucoup. Il le félicitait pour son dernier 4X4 au biogras, extrait naturellement des baleines. Il prenait un malin plaisir à lui montrer des films cochons, avec sa propre mère comme héroine. S'il savait le pauvre.

Le pauvre. Tellement chamboulé qu'il croyait n'avoir qu'un seul père, depuis toujours. Mais ses souvenirs se battaient dans sa tête. Il croyait aussi que sa mère était une salope, et qu'elle l'avait abandonné dans une poubelle, et qu'elle n'avait jamais voulu de lui.

- "Qu'est-ce que tu fous là ?" C'était lui, aïe ! Elle était repérée !
- "C'est moi, Humanité. Joyeux Noël"
- "Qu'est ce que tu fous là sale pute ?" hurla-t-il, la tête et un bras sortis de l'entrebaillement de la porte. Le bras tenait une batte de baseball, et sa bouche crachait un venin mille fois plus mortel que le virus Ebolla.
- "Je suis juste venu voir si tu allais bien."
- "Dégage, je te dis ! Dégage de chez moi ! Sinon j'appelle les flics et ils embarqueront ta sale carcasse de sale pute !"
- "Mais je suis ta ..."
- "Tu es mon cauchemard. C'est ta faute si je suis malade aujourd'hui ! C'est ta faute si j'ai mon cancer et que je vais crever !"
- "Mais non, tu guérira, ça va aller, je vais ..."
- "Tu vas dégager, connasse. Je ne veux plus jamais te voir de ma vie !"

La porte claqua. Elle s'enfuit en titubant, chancelant en déséquilibre instable sur ses bottes à talons. Elle pleura, beaucoup, mais il y avait une solution. A l'abri d'une ruelle sombre, elle sortit une cuillère, un briquet, elle ramassa une vieille seringue rouillée qui trainait par terre. Une lueur magique lui redonna du baume au coeur, et un geste, machinal maintenant, la ramena là où elle n'avait jamais mal. Dans un jardin ensoleillé, allongée sur une couverture, son ventre rond, si rond, son bébé lui tapant dans le ventre pour lui dire que même s'il lui faisait mal, il l'aimait toujours, et qu'il l'aimerait toujours.

La porte claqua. Humanité s'appuya sur un mur du couloir, dans un état de rage comme il avait rarement été. Seulement, il ne savait pas contre qui la porter cette rage. Et il regrettait. Il savait qu'il avait fait mal. Il savait. Il ne savait pas pourquoi il lui avait dit tout ça, comme s'il s'adressait à une personne qui n'existait plus. Ben oui c'était une sale pute. Ben oui c'était une femme dérangée, dangereuse peut être. Non, sûrement dangereuse. Il la voyait souvent rôder dans le coin, grâce à ses caméras de sécurité.

Il se reprit. Il alla dans la cuisine, il sortit la dinde du four et se servit une part. Il mit cette part dans une belle assiette, et alla s'installer seul à la table de la salle à manger.

A la première bouchée, ses machoires se contractèrent. Alors que, normalement, il aurait dû les desserrer pour mastiquer, elles se contractèrent davantage. Plus il luttait, plus son corps le reniait. Ses tempes battaient la chamade, essayant de suivre son coeur.

Une douleur lancinante remonta le long de son épine dorsale. Il sut alors que la douleur allait jaillir par ses yeux. Sa respiration était saccadée, la bouche a présent grande ouverte, mais l'arrière de son cou était si tendu qu'il avait encore l'impression de serrer les machoires. Des pensées lui tournaient dans la tête. Il voulait en retrouver une bonne, une à laquelle s'accrocher pour ne pas perdre pied. Mais toutes, sans exception, toutes, s'écroulaient. Il se leva de table, mais ses jambes ne le supportaient plus. Il s'écroula le long du mur, éteignant la lumière par accident, condamné au noir par une sorte de justice divine.

Les larmes jaillissant comme un jeyser, il produisit un grand "AAAAAAAAA" avec sa bouche. Ses dents du haut étaient en avant, comme un crétin. Comme un gamin. Le grand "AAAAAAAAA" se poursuivit pendant plusieurs minutes, interrompu seulement par des reprises de souffle et des reniflements. Quand le grand "AAAAAAAAA" disparut, il reniflait toujours, ses yeux coulaient toujours, mais son pouce obstruait sa bouche. Et cette fois-ci il ne le mangeait pas. Il le têtait. Un seul souvenir le calmait enfin. Un souvenir chaud, humide et doux. Un souvenir d'amour.

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Commentaires
H
sourire<br /> oui, j'utilise le pseudo Humanitas parce que je suis un Humain plus ou moins humain mais aspirant à m'élever pour l'être dans la cadre d'un humanisme pratique, sans ignorer toute la complexité de l'Humain que j'ai plaisir à observer et essayer de comprendre ouis de l'accepter, en toute circonstance. Les humanités grecques latines me sont utiles lors de cette élévation, il m'est utile et bon en effet de poser des mots précis dont je connais l'etymologie , sur moi et l'Humanité qui m'entoure. <br /> humainement vôtre :o)
Humanitas Sapiens Sapiens
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