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Humanitas Sapiens Sapiens

19 décembre 2007

Boulot de merde

Monsieur l'inspecteur du travail,

Je me permets de vous adresser directement ce courier, car, suite à de nombreuses échauffourées avec mon médecin du travail, j'en ai conclu qu'il était de mèche avec mon employeur. Ce courier concerne la démarche volontaire de harcèlement moral que mon supérieur exerce sur moi, avec la complicité de collègues de travail et dans l'indifférence de tous les autres.

Tout a commencé avec l'agrandissement de l'entreprise. Je suis cadre dans une entreprise de divertissement et il y a quelques mois, je me suis vu attribuer de nouveaux subalternes, ainsi qu'un nouveau chef. De nouveaux cadres ont également été embauchés à cette occasion. L'espace a été restructuré, remplaçant mon ancien bureau par ce qu'ils appellent un "open space". Ca favorise les échanges, parait-il.

Mon employeur, voulant sans doute toucher plus de primes de l'Etat, a embauché majoritairement des personnes souffrant de handicaps physiques ou de difformités, mais quand même des hommes, heureusement. Mais je ne me fais pas d'illusions. Ce sont, pour l'essentiel, de jeunes loups qui, comme on dit dans notre jargon, "ont les dents qui rayent le parquet". Ils sont prêts à toutes les bassesses pour me voler mes prérogatives. Ils ont décidé de caresser notre nouveau chef, qui est d'origine russe, dans le sens du poil. Ils lui écrivent leurs rapports en russe. Je n'y comprends rien, moi, au russe. Ce n'était pas dans mon contrat de travail, qu'il fallait que j'apprenne le russe.

Au début, je les trouvais sympas, ces collègues. Un sourire, un bonjour. Même s'ils ont la tête de travers, ce qui n'est pas leur faute par ailleurs, ça mettait une bonne ambiance. Et puis des sourires ils sont passés à des visages fermés, faisant la tête sans arrêt. Fini les bonjour. Je ne sais pas ce que le chef leur a dit sur moi, mais quand je jette un oeil, par inadvertance, sur eux, je les vois qui m'observent, d'un regard mauvais. Et au fur et à mesure que la situation empirait, ils ont collectionné les coups bas. Un jour je leur ai proposé une soirée bowling, comme ça se fait normalement dans n'importe quelle entreprise. Ils ont tous, sans exception, levé la main pour s'inscrire. Huit qu'on était, c'était très bien. Et bien croyez moi ou pas, aucun n'est venu. Aucun ! J'ai attendu devant le bowling pendant deux heures, dans le froid, et personne, pas un pour rattraper l'autre, pas un coup de fil sur mon iPhone. Le lapin intégral ! Vous me direz, c'est dans le cadre de la vie privée, ça ne peut pas servir à mon dossier. Mais ce qui m'est arrivé le week-end suivant, vous n'allez pas le croire.

Normalement, je ne travaille pas le week-end, sauf pour dépiler mes mails à la maison, et répondre à deux trois mails, mais c'est normal. Mais ce dimanche là, je n'étais pas tranquille. Le vendredi, mes collègues ne m'avaient pas adressé la parole, ils avait un regard bizarre. Ca m'a mis la puce à l'oreille. Ni une ni deux, j'ai sauté dans mon costume et j'ai foncé (en respectant les limitations de vitesse) au travail. En entrant dans le bureau, j'étais sidéré. Tout le monde était là, et ils ne m'avaient pas prévenu ! Il y avait une charette, un coup de bourre, et personne ne m'avait prévenu. Mais si je n'étais pas venu, ça aurait été une occasion parfaite pour eux pour me faire mettre à la porte !

Ayant plus d'ancienneté que les autres, j'aurais cru espérer de ma hiérarchie une quelconque forme de soutien. Mais il n'en est rien. Ils m'ont livré pieds et poings liés à mon nouveau chef, ce russe. Toutes mes plaintes ont été classées sans suites. Mais ce type là, c'est quelqu'un de dangereux. Déjà, il fume des cigares énormes. Il empuantit l'"open space" avec sa fumée nauséabonde. J'admets que moi aussi, je m'en grille une petite de temps en temps, mais ce sont juste des cigarettes, ce n'est pas aussi grave que les cigares. En fait, j'ai repris à fumer depuis que j'ai ce chef. J'ai repris les antidépresseurs et les somnifères aussi. Je bois également beaucoup plus de café. Je m'intéresse, à mes heures perdues, à la morphopsychologie. Un gros monsieur russe, avec le nez ratatiné, le front très plissé qui transpire du gras, c'est soit un ancien boxeur, soit un membre de la mafia !

Quand il me convoque devant son énorme bureau, j'en ai des sueurs froides. Il me fait vraiment peur, ce gars. Toujours sa chope de bière sur le bureau, pour bien faire comprendre qu'il a tous les droits. Et puis, une fois, je l'ai vu sortir discrètement du tiroir de son bureau un énorme pistolet. Ce n'est pas légal, ça, monsieur l'inspecteur ! Et ce regard ! Un regard froid et perçant, comme s'il voyait tous mes petits défauts. Prêt à fondre sur moi à la première erreur. Je l'ai vu se mettre en colère. Ce n'est pas beau à voir. Pas étonnant que mes collègues fassent la tête, ils doivent être stressés, comme moi. Mais au lieu de faire corps contre lui, ils ne pensent qu'à leur petite carrière, ces égoïstes !

C'est devenu une habitude chez mon chef de me demander de faire des choses qui ne relèvent pas de mon poste. Faire le café. Faire le ménage. Il m'a semblé comprendre qu'en tant que cadre, c'était à moi de m'assurer que c'était fait, mais par forcément de le faire moi-même. Pourtant, le résulat est le même. Vu que mes subalternes ne font rien de ce que je leur dis, et que je dois passer sans arrêt derrière eux pour finir leur travail. Non contents d'être petits et laids, ils sont fainéants. Un vrai poil dans la main, tous. Je sais bien qu'ils sont handicappés, mais quand même. Quand ils croient que je ne les regarde pas, je les observent du coin de l'oeil. Je vois bien ce qu'il font. Rien, ils ne font rien de la journée, à part fumer leurs beedies (ce sont des espèces de cigarettes indiennes à base d'eucalyptus) et boire des petits verres de vodka pour se faire bien voir de mon patron. J'admets que de temps en temps, à la pause de 22h, je me jette un petit wiskhy derrière la cravate (avec modération quand même). Mais, dans ce travail difficile, il faut bien se détendre. On est humain.

On pourrait croire que comme ils ne font rien, mes employés ne sont pas touchés par l'ambiance du bureau. Mais c'est tout le contraire. Ils sont sur les nerfs, et rejettent toute la responsabilité sur moi. Certes de temps en temps j'ai un mot dur, mais c'est pour les remotiver, leur donner un coup de fouet (au figuré monsieur l'inspecteur). Parfois, je leur dit qu'ils sont nuls, mais c'est pour leur donner envie de s'améliorer. Mais hier soir, un incident grave s'est produit en sortant du bureau.

J'ai croisé mon plus proche subalterne qui retournait à son bureau alors que j'en sortais. Nous allions l'un vers l'autre. J'étais pressé et je ne regardais pas trop devant moi. Et bien ce pauvre type m'a foncé dessus, et m'a donné un coup de tête ! Une agression physique sur ma personne ! Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ! Je n'en peux plus. Si ça continue je vais faire une bêtise, monsieur l'inspecteur. J'ai amené un pistolet au bureau. Non pas pour tuer quelqu'un. Juste moi, si j'ai assez de courage. Comme ça ils seront bien embêtés, avec mon cadavre pissant le sang sur mon bureau, non, le bureau de la société, comme m'a si bien fait comprendre mon chef. De temps en temps, je le sors de mon tiroir, et puis je le remets. Je suis un lâche. Je suis un nul, je suis une merde.

Aidez moi, je vous en prie.

Humanité, cadre au Palais des Miroirs, place de la Fête Foraine.

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13 novembre 2007

Pauvre petit

Humanité décorait son salon pour Noël. Il avait acheté un vrai sapin, bien grand, bien vert. Pas un truc maigrichon avec des branches rachitiques, ou bien un plumeau avec des feuilles en plastique. Non, un grand, majestueux sapin de Noël. Humanité était en train d'y accrocher soigneusement des boules et des guirlandes, en faisant bien attention à ne pas flanquer un coup de pied maladroit à sa crèche. Cela faisait un moment qu'il l'avait, et il y était attaché. Ca lui rappelait son père. Humanité souriait en se rappelant ces matins miraculeux où il allait le chercher dans son lit, à cinq heures, surexité à l'idée de déballer son cadeau. Ils descendaient ensemble jusqu'au salon, jusqu'au sapin.

Et chacun ouvrait son cadeau. Papa était toujours épaté par la créativité de son fils : un cendrier fait avec des cailloux collés, une cathédrale en allumettes, une pyramide en boîtes à oeufs. Quant au fils, il était toujours aussi émerveillé : un kit de magie, un pyrograveur, des jeux de guerre, des pistolets, des petits soldats, des chevaliers.  Bon, il recevait aussi des choses pratiques comme un briquet (ouh quelle mauvaise idée, la maison avait failli cramer plusieurs fois, un buisson avait flambé dans le jardin), un couteau à cran d'arrêt (il fallait bien qu'il se défende aussi) et un ... Playboy !!! (des playmobils aussi, mais c'est pas pour jouer à la même chose). Parfois il recevait des cadeaux craignos comme des guides de bonnes manières de Nadine de Rotchild, ou des manuels du parfait officier gentleman qui ne doit jamais, o grand jamais, manger du pâté et boire de la bière, mais du foie gras et du champagne. En se remémorant ces moments avec son papa, Humanité eut une larme tout en posant l'étoile en haut du sapin.

Par la fenêtre, un personnage inquiétant détaillait avec une grande ferveur tous ses faits et gestes. C'était une femme d'âge mûr, maquillée à outrance, mâchant un chewing gum, et portant des fringues très osées pour son âge : une minijupe en cuir très ... mini, des jambes résillées terminées par des bottes avec des talons très haut perchés. Une veste en fausse fourrure un peu trop petite pour ses ... poumons, une coiffure blonde pêtasse bouclettée et laquée comme un canard. Vraisemblablement, le riche salon bien décoré d'Humanité avait toute l'attention d'une vieille prostituée défraîchie.

Mais ce n'étaient pas les bibelots d'Humanité qui l'intéressaient. Cette pomme fripée et luisante regardait Humanité avec amour, tristesse, regrets, mais avec beaucoup d'amour, et puis de la tristesse aussi, et puis des regrets. Pauvre petit. Il ne tournait pas rond. Et c'était un peu sa faute.

Quand elle l'avait eu, il y a déjà quelques paquets d'années, elle avait voulu faire un bébé toute seule, comme dans la chanson. A l'époque il n'y avait pas d'insémination artificielle, alors elle avait partousé, comme ça se faisait à l'époque. Oh, ce n'était pas sale, c'était la mode, c'est tout. Il faut comprendre que, malgré son métier, elle avait encore sa dignité et mettait un point d'honneur à justifier sa pureté, enfin c'était avant sa nouvelle vie.

Puis la plus belle période de sa vie commença, sa plus belle, non, sa seule réussite. Un gros ventre, tout rond, avec ce petit bout de chou qui poussait à l'intérieur. Elle avait fait plein d'échographies pour le voir, parce qu'elle ne pouvait pas imaginer qu'il existe. C'était un vrai petit miracle pour elle. Au début il ressemblait à un petit poisson, puis à un petit poussin dans son oeuf, puis à un extra-terrestre avec sa grosse tête et ses gros yeux (elle essayait de se souvenir de cette soirée, mais ça ne lui disait rien, un extra-terrestre). D'ailleurs, côté extra-terrestre, elle avait parfois l'impression qu'un alien voulait sortir de son ventre. Non, elle regardait trop de films. Plus son ventre à elle s'arrondissait, et plus elle se sentait belle. Comme elle aimait l'art, elle s'était essayé au modelage de terre glaise, et s'était représentée avec son gros ventre bombé. Elle était heureuse.

Et le mot bonheur explosa en éclats tellement elle l'avait sous-estimé, quand le petit bout se décida à sortir. Elle l'aima aussitôt, et il lui rendit son amour. Il réclamait son sein, elle le nourissait, et il nourissait son coeur. Elle lui parlait, même s'il ne comprenait pas ce qu'elle lui disait. Mais il était si mignon quand il babillait, comme s'il voulait lui répondre. Elle lui souriait. Il lui souriait.

Mais le second amour de cette femme revint la séduire : la bibine. Ca ne la rendait pas violente envers le petit bout, oh non ! Mais ça suffisait à ce qu'elle l'oublie cinq minutes sur la table à langer, qu'elle oublie de vérifier l'eau du bain, et ce qui devait arriver arriva. L'accident bête, l'accident de trop. Humanité fut conduit aux urgences par une voisine, pendant que la mère divaguait dans la rue, en appelant désespérément son fils.

En cinq minutes, le juge avait décidé de placer l'enfant. En revanche, il mit des mois pour décider à qui le confier. La mère ne pouvait pas s'occuper de lui, et le père était inconnu. Il dilligenta une enquête de police pour retrouver le papa. L'enquête fut très prolifique, trop même. Ce gosse avait au moins une bonne douzaine de pères ! Il faut savoir qu'à l'époque, l'ADN n'existait pas, et comme le gamin était quelconque, ils croyaient tous qu'il était leur fils : "Regarde il a mon nez","Mais non, il a mon front !". Et tous étaient d'accord pour s'occuper de lui, ils se battaient même pour ça. Alors le juge fit une justice digne de Salomon : l'enfant serait confié à chaque père candidat, à tour de rôle.

Dans un sens, il n'aurait jamais pu être aussi chouchouté, ce gamin. Il connut tous les bons côtés d'un père. A eux tous ils en étaient capable. A eux tous, ils étaient aussi capable du pire.

L'un après l'autre, ils mirent tous un point d'honneur à assurer son éducation. Il apprit à ranger ses affaires, à faire ses devoirs, à bien se tenir ("Mets pas tes coudes sur la table !", "Dis bonjour à la dame !", "Mange pas tes crottes de nez !").

La mère était filoute. Elle suivait le changement de maison de son fils, et essayait de séduire chaque père, l'un après l'autre, pour gagner le droit de voir son fils malgré l'interdiction formelle du juge. Mais à chaque fois ça se passait de la même façon. Tant qu'elle se donnait corps et ... corps au père intérimaire, elle était tolérée. Il fallait juste qu'elle se fasse passer pour une copine du papa, mais il ne fallait jamais qu'elle dise à Humanité qu'elle était sa maman. Et puis, à chaque coup, ça dérapait. Elle se demandait si ça n'avait pas un lien avec la barbe (tous des barbus, ou presque, chacun son fantasme).

Au début il était gentil ,faisait des cadeaux à son fils, l'emmenait au zoo. Puis un petit incident faisait dérailler le petit train du petit bonheur : le gamin chipait la pomme du papa, une petite pièce dans le porte monnaie. Ou il évoquait un autre papa (il pouvait bien le bougre, maintenant un juge ne prendrait plus une décision aussi stupide). Et là, c'était la claque, le coin, le placard noir et effrayant, privé de manger. Et ça c'était quand il avait de la chance. l'un lui enfonça des cigarettes allumées sur le visage, un autre le marqua au fer rouge, encore un autre lui amputa un doigt, et plusieurs (elle ne savait pas combien) abusèrent de lui. Et ça c'était très mal. Le pauvre petit était tellement déboussolé qu'il se mordillait les bras, pour se rassurer.

La maman avait peu de marge de manoeuvres pour éviter ces tourments à son enfant. D'abord elle bouddhait, puis faisait la grève du sexe. Mais à l'époque (malheureusement ça existe encore, parfois), la grève du sexe signifiait que le père pouvait forcer le distributeur qui ne voulait pas lui servir de canette. Elle fut violée, maintes fois, battue, mais surtout humiliée, et rabaissée auprès de son fils. Ils lui apprirent à détester les femmes, à les humilier, les battre et les violer. Mais le pire, ils lui apprirent à croire que c'était normal. Pourtant, dans le même temps, ils le gavaient de livres de bonnes manières et de morale. Rien de tel que la contradiction pour dominer.

Quand le petit en avait trop pris, il fuguait. Un médecin l'examinait, et le juge le changeait de père aussitôt. Et elle le suivait. Mais de plus en plus vieille et de plus en plus moche, son numéro de charme opérait de moins en moins. Elle se fit refaire les seins, un lifting, quelques bricoles. Mais les bricoles coûtaient de l'argent. Elle emprunta de l'argent à un ex qui était plein aux as. Elle continua son manège avec son fils, mais au prix d'une passe ou deux par semaine. Rien de bien grave, avec tous les mecs qui étaient passés dans son lit. Mais petit à petit, son ex lui mit la pression, et devint son mac. Et de paumée, elle devint une prostituée. Et son fils n'entendit plus parler d'elle, et ne garda d'elle qu'un souvenir déformé. Celle qui faisait tout pour que son papa ne l'aime plus.

Comble du hasard, de la chance, ou de la malchance, le dernier papa sur lequel Humanité échoua fut justement le mac de sa mère. Un homme très puissant, omniprésent. Ce n'était pas par la force qu'il battait son fils, c'était par les mots. Des mots qui rendent con. Oui ça existe madame, des mots qui rendent con. Humanité l'écoutait tous les jours, comme hypnotisé. Et tous les jours le père lui expliquait que la graisse c'était bien, donc il fallait qui en ait le plus possible. Mais que ses bras et ses jambes n'en avaient pas besoin. Au contraire, il fallait qu'il fasse beaucoup de sport, et qu'il travaille beaucoup. Il le félicitait pour son dernier 4X4 au biogras, extrait naturellement des baleines. Il prenait un malin plaisir à lui montrer des films cochons, avec sa propre mère comme héroine. S'il savait le pauvre.

Le pauvre. Tellement chamboulé qu'il croyait n'avoir qu'un seul père, depuis toujours. Mais ses souvenirs se battaient dans sa tête. Il croyait aussi que sa mère était une salope, et qu'elle l'avait abandonné dans une poubelle, et qu'elle n'avait jamais voulu de lui.

- "Qu'est-ce que tu fous là ?" C'était lui, aïe ! Elle était repérée !
- "C'est moi, Humanité. Joyeux Noël"
- "Qu'est ce que tu fous là sale pute ?" hurla-t-il, la tête et un bras sortis de l'entrebaillement de la porte. Le bras tenait une batte de baseball, et sa bouche crachait un venin mille fois plus mortel que le virus Ebolla.
- "Je suis juste venu voir si tu allais bien."
- "Dégage, je te dis ! Dégage de chez moi ! Sinon j'appelle les flics et ils embarqueront ta sale carcasse de sale pute !"
- "Mais je suis ta ..."
- "Tu es mon cauchemard. C'est ta faute si je suis malade aujourd'hui ! C'est ta faute si j'ai mon cancer et que je vais crever !"
- "Mais non, tu guérira, ça va aller, je vais ..."
- "Tu vas dégager, connasse. Je ne veux plus jamais te voir de ma vie !"

La porte claqua. Elle s'enfuit en titubant, chancelant en déséquilibre instable sur ses bottes à talons. Elle pleura, beaucoup, mais il y avait une solution. A l'abri d'une ruelle sombre, elle sortit une cuillère, un briquet, elle ramassa une vieille seringue rouillée qui trainait par terre. Une lueur magique lui redonna du baume au coeur, et un geste, machinal maintenant, la ramena là où elle n'avait jamais mal. Dans un jardin ensoleillé, allongée sur une couverture, son ventre rond, si rond, son bébé lui tapant dans le ventre pour lui dire que même s'il lui faisait mal, il l'aimait toujours, et qu'il l'aimerait toujours.

La porte claqua. Humanité s'appuya sur un mur du couloir, dans un état de rage comme il avait rarement été. Seulement, il ne savait pas contre qui la porter cette rage. Et il regrettait. Il savait qu'il avait fait mal. Il savait. Il ne savait pas pourquoi il lui avait dit tout ça, comme s'il s'adressait à une personne qui n'existait plus. Ben oui c'était une sale pute. Ben oui c'était une femme dérangée, dangereuse peut être. Non, sûrement dangereuse. Il la voyait souvent rôder dans le coin, grâce à ses caméras de sécurité.

Il se reprit. Il alla dans la cuisine, il sortit la dinde du four et se servit une part. Il mit cette part dans une belle assiette, et alla s'installer seul à la table de la salle à manger.

A la première bouchée, ses machoires se contractèrent. Alors que, normalement, il aurait dû les desserrer pour mastiquer, elles se contractèrent davantage. Plus il luttait, plus son corps le reniait. Ses tempes battaient la chamade, essayant de suivre son coeur.

Une douleur lancinante remonta le long de son épine dorsale. Il sut alors que la douleur allait jaillir par ses yeux. Sa respiration était saccadée, la bouche a présent grande ouverte, mais l'arrière de son cou était si tendu qu'il avait encore l'impression de serrer les machoires. Des pensées lui tournaient dans la tête. Il voulait en retrouver une bonne, une à laquelle s'accrocher pour ne pas perdre pied. Mais toutes, sans exception, toutes, s'écroulaient. Il se leva de table, mais ses jambes ne le supportaient plus. Il s'écroula le long du mur, éteignant la lumière par accident, condamné au noir par une sorte de justice divine.

Les larmes jaillissant comme un jeyser, il produisit un grand "AAAAAAAAA" avec sa bouche. Ses dents du haut étaient en avant, comme un crétin. Comme un gamin. Le grand "AAAAAAAAA" se poursuivit pendant plusieurs minutes, interrompu seulement par des reprises de souffle et des reniflements. Quand le grand "AAAAAAAAA" disparut, il reniflait toujours, ses yeux coulaient toujours, mais son pouce obstruait sa bouche. Et cette fois-ci il ne le mangeait pas. Il le têtait. Un seul souvenir le calmait enfin. Un souvenir chaud, humide et doux. Un souvenir d'amour.

2 novembre 2007

Corpore sano

Humanité pose son pull dans le casier, découvrant son original tee-shirt blanc uni. Il ferme son casier.

- "Salut Humanité, ça va ? Ça faisait un moment qu'on ne t'avait pas vu.
- Salut, oui, ben, avec le boulot, tout ça...
- Oui c'est sûr. Mais bon, tu sais, il faut venir régulièrement si tu veux progresser.
- Je sais, je sais. Toute la semaine dernière on a été un peu charrette, mais là ce sera plus facile de me libérer avant huit heures.
- Mais tu sais, si tu veux prendre plus vite de la masse, tu peux prendre du complément.
- Ah ouais, tu prends des trucs toi ?
- Oui, du Musclor 2000. C'est naturel, c'est de la protéine de soja, j'ai pris 5cm de tour de bras, et 4cm de tour de poitrine en 4 semaines.
- Ben je sais pas trop. J'hésite encore.
- C'est comme tu le sens".

Humanité entre dans la vaste salle qui domine le centre commercial, avec ses immenses baies vitrées. Des machines impressionnantes sont à la disposition de toutes celles et ceux qui veulent transpirer pour purifier leur corps de toutes ces toxines et perdre leurs kilos en trop. Il y en a pour tous les goûts, des classiques bancs avec leurs haltères aux répliques modernes de la Vierge de Fer, laquelle ne faisait pas transpirer que de la sueur. Mais il faut toujours commencer par l'échauffement.

Après avoir salué quelques connaissances, Humanité s'assoit sur son équipement préféré, le pédalorameur. Il règle le programme sur 45 minutes, cale ses pieds dans les pédales puis agrippe les rames. C'est génial le pédalorameur. Ça permet de s'échauffer, de muscler à peu près tous les muscles, sauf les abdos, mais ce n'est pas grave, parce que ça fait trop mal de muscler les abdos.

Les cinq premières minutes sont les plus dures. Après, on se sent capable de traverser l'atlantique. C'est plus ou moins ce qu'Humanité a prévu avec le programme "rattrapage sévère" de la machine. Les bras qui rament en cadence, les jambes qui moulinent. Ces gestes lui font tout oublier. Il se sent comme dans une bulle. Il n'est plus question du stress du boulot, des soucis du quotidien. C'est comme s'il était vraiment en plein milieu de l'atlantique. Il a même le goût du sel sur les lèvres. Ce dont il est certain, c'est qu'il va bien dormir ce soir.

Le petit hic, Humanité ne sait pas pourquoi, c'est que ses jambes ne pédalent pas forcément aussi vite l'une que l'autre. Peut être que ses jambes n'ont pas la même longueur. N'empêche qu'il y en a une qui s'emballe parfois, et le pied se décroche de la pédale. Au final, comme l'autre garde un rythme régulier et ne décroche pas, le pédalier tourne à peu près régulièrement.

Au bout de trente minutes, le moniteur du pédalorameur le rappelle à l'ordre d'une voix suave :
- "Vous êtes en train de ralentir, veuillez maintenir le rythme". Humanité se croit obligé de lui répondre :
- "Mais non, enfin je n'y peux rien !"
Voilà ce que c'est de ne pas venir régulièrement, se dit-il. Il faut faire des efforts pour progresser. Humanité tente de faire correspondre sa vitesse à l'indicateur, mais ses muscles engourdis font la sourde oreille. Malgré lui, il ralentit. Il n'arrive plus à tenir la cadence. Ça l'étonne quand même un peu.

Un entraîneur passe dans son allée. Il ne le connaît pas, celui-là.
- "Vous fatiguez là, il vaut mieux vous arrêter et faire une petite pause.
- Oui, Huma, si tu n'en peux plus, ne force pas." croit bon de rajouter une autre rameuse avec laquelle il a juste bavardé deux ou trois fois. Elle lui plaît beaucoup, et c'est d'autant plus gênant. Il finit par décider de s'arrêter. Il s'assoit en travers de la machine malgré les "bips" insistants de celle-ci, et se frotte les jambes endolories. Il ramasse son tube de baleigel, à base de graisse de baleine naturelle, et commence à masser ses mollets et ses quadriceps. Au moins, il aura appris par la pratique où sont les quadriceps. Le gel est un peu froid au début, puis lui chauffe rapidement les jambes, lui procurant un  certain bien-être. Bon, les bras sont un peu durs, mais il ne reste plus beaucoup de baleigel, et c'est cher. Il suffira de s'enduire ce soir les bras de beurre de cacahuètes et le tour sera joué.

Son pote de casier, amateur de soja, s'installe à une machine proche et l'encourage.
- "En général c'est bon signe d'avoir un peu mal, ça veut dire qu'on progresse.
- Oui, alors je sens que j'ai bien progressé là.
- Tu sais, au bout d'un moment, on s'y fait à la douleur. Je dirais même que quand on la sent pas quand on s'entraîne, c'est pas normal. C'est qu'on s'entraîne mal ou pas assez. Ça marche bien ta crème là ? C'est quoi ? Du phoquagel ?
- Non, du baleigel.
- Ah, oui, ça fait bien ça aussi. Tu as déjà fini là ?
- Non, je vais faire quelques séries de développés-couché, et après j'y vais."

Humanité aime bien les gens, mais là, il n'a plus envie. Il s'éloigne vers le banc de musculation le plus éloigné de son ami pot de colle, de "Monsieur l'Entraîneur Je Sais Tout Mieux Que Tout Le Monde", de "Madame De Quoi Je Me Mêle". Il pose les poids habituels de chaque côté de la barre, plus deux de cinq kilos. Normalement, il aurait dû demander à l'entraîneur de l'assister, au dessus de lui, pour éviter un pépin. Mais quel pépin ? Un du genre "T'en as trop mis, enlève dix kilos de chaque côté" ? Ou bien "Le cours de gym pour enfants, c'est l'autre salle" ?  Il se met en position, tente de lever la barre. C'est lourd, très lourd. Il expire bruyamment. Allez, trois séries de dix. Une, deux, trois, quatre ...

La troisième série est un enfer. Il manque par deux fois de se prendre la barre chargée directement sur les pectoraux. Il se relève et se frotte le bras gauche. Il est tellement engourdi qu'il n'arrive plus à le sentir. Ce n'est pas normal. Il a trop forcé. La main tremble. Pourtant, il ne la sent pas trembler. "Allez," encourage-t-il son membre inanimé, "réveille-toi, tu ne vas pas te fâcher pour si peu".

D'un coup, sa main bouge, son poing se crispe, et s'écrase violemment sur son nez. Heureusement qu'il avait déjà été cassé, sinon c'était pour cette fois. Mais la main maudite ne s'arrête pas là. Elle griffe sa camarade de droite avec rage. "C'est pas possible !", Humanité n'y croit pas. Devant lui, ses mains se battent entre elles, comme deux coqs enragés, sans aucune sollicitation de sa part. Malgré les regards qui se braquent sur lui, il tente de raisonner ses mains, les menace, fait le coup du gros sourcil qui fait peur aux enfants, mais sans succès. Il perd le contrôle. Ses jambes tremblent à leur tour. "Mon Dieu, c'est en train de se répandre !". Il est en plein cauchemar. Il faut que ça cesse, tout de suite.

Humanité mord. Il mord à pleines dents son bras gauche. Il mord jusqu'au sang, qui s'écoule dès que les dents se retirent. Un sang noir, qui va forcément laisser des traces sur son tee-shirt blanc. Une fois accompli ce geste de pure folie, il retrouve ses esprits et l'usage de ses muscles. Des regards effrayés et courroucés tentent de le transpercer, à travers la jungle de cadres métalliques, de poids et de poulies. Mais c'est le regard qu'il se porte à lui-même, de l'intérieur, qui le terrorise le plus. "Il fallait que je le fasse", se répète-t-il. "Il fallait que je le fasse". Maintenant, il a mal.

Il sort un mouchoir de sa poche, un mouchoir blanc, et le pose sur la morsure, dessinant une tache sur le mouchoir. Il désinfectera à la maison. Tout son corps est mal à l'aise, il est un peu engourdi de partout, même des abdos, qui n'ont pourtant pas travaillé. Il rase les murs silencieusement, au lieu de couper à travers les machines. Mais comme ça rallonge son trajet vers les vestiaires, ça ne fait que donner du temps aux gens pour murmurer des choses. Des choses certainement désagréables à entendre. Il ne prend pas de douche, attrape son pull et son sac. Il s'échappe de ce lieu étouffant en clopinant, dans une démarche saccadée, comme un robot.

Il a besoin de se consoler devant un bon repas. Le MacDo est à cent mètres. Mais il est crevé, il en a marre. Et surtout, il n'a envie de voir personne. Il monte dans son 4x4 rutilant, et démarre le moteur débordant de chevaux. Le ronronnement le rassure. Prenant un peigne dans la boite à gants, il remet de l'ordre dans ses cheveux.

Devant le micro du MacDrive, Humanité a retrouvé sa verve :
- "Un 280, un chiken, des nuggets, un big mac et un menu bacon.
- Vous prenez quoi comme boisson avec votre menu ?
- Un coca. Je veux aussi de la mayonnaise.
- Et du Ketchup ?
- Oui, du ketchup aussi.
- Voulez-vous un dessert ?
- Non, ça devrait aller, là."

Une fois embarquée la palette de baume au coeur, Humanité tâtonne dans les sac et découvre un intrus. Dans toute cette masse de graisse chaude, un petit récipient froid. Un sundae sans doute. Il devait être pour le client suivant. Tant pis pour lui.

25 octobre 2007

Chez Mimile

Humanité gara son 4x4 biogras dernier modèle sur une place handicapé, c'était la dernière place disponible à moins de dix mètres de chez Mimile. La place était large, et comme il voulait occuper tout l'espace, il s'était garé de travers. "Au moins ce sera plus facile de sortir", se justifia-t-il intérieurement.

"-Salut Mimile ! Salut les gars !
-Salut Humanité ! Tu viens taper le carton ?
-Nanan j'ai pas le temps. Mimile, un ballon de rouge et mon petit boursogratgrat
-Salut ! Pas de problème, comme d'habitude.
-Et puis je voudrais un paquet de gitanes maïs
-Un paquet entier ? T'es au courant des nouvelles lois ?
-Quoi ? J'ai pu le droit de fumer chez toi ? C'est ça ?
-Non, lis la pancarte, sous le comptoir à tabac"

En effet, sous le comptoir à tabac, qui recyclait, tête en bas, une bonne douzaine de chewing gums, une pancarte toute neuve affichait les nouvelles dispositions établies par la dernière technocratie au pouvoir. On pouvait y lire le texte suivant :

Article quarante douze bis alinéa quatre : Les débits de tabac sont tenus de disposer d'un local clos et de taille appropriée, permettant aux tabacoliques d'assouvir leur vice. En outre, il ne sera pas toléré que les susdits tabacoliques quitassent l'établissement en possession d'une seule cigarette. Par conséquent, il est de la responsabilité du débitant de faire consommer aux sussusdits tabacoliques la totalité des cigarettes qu'ils auront achetées.

Mimile tendit le doigt vers une espèce de boite en plastoc transparent, bien planquée au fond de la salle, dans un recoin à l'abri des regards. "Non, ce n'est quand même pas ça !", se dit-il. Il y avait tout juste assez de place pour une chaise de jardin et un cendrier. Une sorte de cage à singe. Un singe amateur de gitanes maïs, en plus. Et le singe c'était lui. En ouvrant la porte en plexi, une odeur de cancer du poumon faillit le tuer net.

"- Tu veux du brise ? lui demanda Mimile, plein de compassion.
- Ah ça non, déjà que je vais puer le fénec en sortant, je ne vais pas en plus sentir comme tes chiottes
- Comme tu veux."

Alors qu'il parlait à Mimile, quelque chose rebondit sur une paroi de la cage. Il aurait juré que c'était une cacahuette.

"- Les gars ça va, hein ! Vous rigolerez moins quand ce sera votre tour !

...

- Allez Huma, plus que deux !"

Humanité n'avait jamais autant fumé en si peu de temps. Mais il fallait les fumer toutes, jusqu'au bout, c'était la loi. Il eut une pensée émue pour ses frères de galère, jambons, saucisses et autres saumons. Mimile n'en avait pas installé au plafond de la cage, du moins pas encore.

C'est un Humanité crasseux, solitaire et puant, qui quitta sa cage, tête baissée, pour ne pas trop souffrir des railleries de ses potes. "Il faudrait peut être que j'arrête, un jour. Mais pas aujourd'hui."

Mimile lui servit son ballon de rouge du matin, et crut bon d'ajouter "Faudra que tu le finisses" avant de se remettre à rigoler dans sa barbe. Il y a des fois, il est gonflant, Mimile.

Humanité trouva un goût infâme à son vin, mais il ne dit rien. Il avait accompagné Mimile chez le producteur, et c'est lui qui lui avait conseillé cette piquette de compète. Non, il savait pourquoi. Déjà, une gitane maïs avait le pouvoir de transformer le goût d'une bière en lisier, alors il imaginait très bien ce qu'un paquet pouvait faire à un ballon de rouge. Du fiel, c'était du fiel.

La fin de son calvaire, c'était, ce serait sans aucun doute le boursogratgrat. Il avait fait de son jeu de hasard favori une cérémonie du matin, une véritable institution. Les symboles gagnants, il les connaissait par coeur. Un "S" barré, un "E" barré, et un "Y" barré. S'il avait les trois en même temps, c'était le jackpot ! Il n'aurait plus besoin de bosser, il pourrait passer sa vie en Airbus A380 à survoler le monde et à visiter tous les MacDo de la Terre pour parfaire son éducation gastronomique. Une vie de rêve, en quelque sorte. Cette vie était à sa portée. Première case, avec une piécette. Ah, il était dur à gratter, il était certainement gagnant (la compagnie de jeu comptait sur cette astuce pour que les joueurs, énervés par la résistance de la case, rendent celle-ci illisible, réduisant du coup à néant le précieux sésame pour une vie de rêve).

Un "S" barré ! Son coeur se mit à jouer de la musique techno. Le bonheur était à portée de ses doigts ! Deuxième case, il faillit pousser un cri. "Non, il ne faut pas que ça se voit, sinon je devrai payer une tournée." Un "E" barré. Serait-ce dans l'ordre, en plus ? Le super bonus multiplicateur ? Il suffisait d'un tout petit "Y" barré, ou même un deuxième "S", et sa fortune était faite. Il se sentait comme ces grands acteurs, énervés sur leur chaise, ne rêvant qu'une chose : qu'un acteur à la mode mais ennuyeux prononce leur nom intelligiblement dans un micro, déclenchant une "Standing Ovation", avec un discours de remerciement à la clé.

Un "K" ! Un misérable "K", comme "Kopec", comme "des Klous", comme "Ke dalle" ! La troisième case l'avait achevé. Il avait perdu une fortune formidable en une seconde et demi. Ruiné ! Il était ruiné ! Une lueur d'espoir apparut dans ses yeux. "Un autre, il m'en faut un autre, pour effacer cette cuisante poisse qui me va me pousser à passer une sale journée."

Il leva les yeux en direction du comptoir à jeux. Un être maléfique, venu tout droit de l'Enfer, entouré d'une aura de flammes, Humanité cherchait d'ailleurs les sabots du regard, demandait d'une voix trompeusement enfantine :

"-Meussieu, ze peu avoir le boursogratgrat, C'est pour mon papi !
-Mais bien sûr ma petite chérie. Tu as de la chance, c'est le dernier.
-Ze peu avoir un kindère ? Mon papi il a dit que ze peux, avec la monnaie.
-Mais bien sûr ma pitchoune. Qu'elle est mignonne cette petite. Elle me fait penser à ma nièce. Avec son petit neuneu dans les cheveux !
-Cé pas un neuneu cé un neu !
-Mais oui, c'est un noeud. Tiens ton gratgrat et ton Kinder. Dis bien le bonjour à ton papi."

Humanité fut tenté de suivre ce monstre assoiffé de sang, pour lui reprendre, de plein droit, le passeport pour la tranquillité qu'il convoitait tant. Mais il était civilisé, ça ne se faisait pas.

Le calvaire n'était pas terminé. Non, ça aurait été trop beau que les malheurs d'Humanité s'arrêtent là. Le Diable en personne revenait de l'Enfer, et pour chercher son âme, cette fois-ci, pour de bon.

"- Meussieu, mon papi il a dit qu'il avait gagné le Zac pote.
- Ah oui ? Il y a quoi d'écrit sur tes cases ? demanda Mimile.
- Esse euh igrèque. Ca veut dire quoi, esse euh igrèque ?
- Oh mon dieu ! Ma petite, c'est formidable ! Ca veut dire que ton papi va devenir très riche ! Dis lui de venir tout de suite !
- Papi il a dit qu'il arrive, son fauteuil roulant avance pas vite, il fait tout le temps couic couic
- Ah ben riche comme il est, maintenant, il va pouvoir y mettre des fusées, à son fauteuil roulant."
"- Saloperie de grabataire ! Et ordure de gamine !", jura Humanité."Moi je te l'aurais foutu au fin fond d'une pension, au lieu de lui faire acheter des jeux de hasard. C'est pas légal ça, qu'une gamine achète un jeu. C'est moi qui aurais dû l'acheter, ce ticket ! Je vais appeler mon avocat, ça ne va pas se passer comme ça !"

Un de ses potes lui asséna une réplique qui valait tous les regards réprobateurs de l'assemblée, et qui le calma aussitôt :

"Si t'étais pas assez con pour te taper un paquet entier de clopes et de boire ton picrate, tu l'aurais acheté avant elle, ton ticket. Et pourquoi tu l'as pas acheté plus tôt, quand tu as vu qu'il en restait plus que deux ? Va te calmer au lieu de dire des conneries comme ça. Le jeu, c'est qu'un jeu."

Humanité claqua la porte du troquet et rejoignit, silencieux, son 4x4, sur le parebrise duquel avaient fleuri moults autographes de la Maréchaussée.

22 octobre 2007

Une nuit sans lune

Une petite chambre. Une petite chambre éclairée par une lumière condamnée à être tamisée par une vieille nuisette qui était tellement cramée que même une clodo n'en aurait pas voulu. Même pas une clodo foldingue. Une petite chambre qui avait connu plus de grandeur, mais une vente à la découpe en avait décidé autrement. Maintenant, l'ancienne porte d'entrée était devenue l'entrée d'un couloir. Un couloir qui menait à deux chambres. Ce qui se passait dans cette deuxième chambre, elle n'en savait rien. Elle ne connaissait que cette chambre, louée grâce au concours de l'assistante sociale. La garce celle là ! Toujours à se mêler des affaires des autres, à savoir mieux que les autres de quoi ils ont besoin. Elle avait toujours eu une vie facile, elle !

La porte de la chambre d'à côté. Quand elle rentrait, sur les coups de cinq heures, seule, elle n'osait pas allumer la lumière du couloir, de peur de déclencher la colère de cette obscurité inquiétante qui dépassait de sous cette porte. Ce qu'elle entendait à travers les murs, les cris comme les rires, tout, elle le prenait comme un avertissement à ne pas se mêler de ces affaires là.

Finalement, c'était ses clients qui lui permettaient de dépasser cette peur. Avec eux, elle ne craignait pas d'appuyer sur le bouton, de conjurer l'obscurité par ses rires et de combler le silence par la lumière. Mais jamais l'inverse. Ses clients, ses amis, elle satisfaisait leur vice, si souvent si simple, malgré leurs airs de réinventer le sexe, et eux satisfaisaient tous ses vices, ses vices à elles si capricieux qu'elle était parfois incapable de reconnaître de quoi elle avait vraiment envie. Parfois ils lui refilaient un truc, en prime, mais comme elle était partageuse, elle s'en foutait. "Qu'ils se démerdent entre eux. Quand ils seront propres, je serai propre."

Ce soir elle avait fait relâche. Elle le regretterait demain, quand Il le saurait. Mais ce soir elle s'en fichait. "Une nuit sans lune, une nuit sans sexe, peut être que c'est pour cette fois", espéra-t-elle. Elle ouvrit le tiroir de gauche de sa coiffeuse, celui qu'elle ouvrait le moins. Elle en sortit un joli cahier rose, un cahier qu'elle avait su préserver toutes ces années de la Souillure, le seul vestige de sa pureté. Elle sortit de son sac un bic tout bouffé à l'extrémité, et commença à écrire.

"Mon cher petit,"
Non, ça va le braquer. Et une page, une.
"Humanité,

Tu ne te rappelles pas de moi, mais tu m'as bien connu, quand tu étais tout petit. Tes papas..."
Merde, c'est vrai qu'il ne sait pas, ça non plus. Bon je déchire et je refais vite.
"Humanité,

Tu ne ... gna gna gna, quand tu étais tout petit. Ton papa et moi, on se connaissait bien, et on a parfois fait des balades ensemble, au parc et au zoo. Je t'ai appris le nom des animaux, et des plantes aussi. Tu adorais ça.

Mais un jour, j'ai eu une dispute idiote avec ton papa. On ne s'est pas compris, et comme tu étais petit, tu n'as pas dû comprendre. Mais tu n'y étais pour rien. Moi non plus. Lui non plus. Mais comme j'ai de bons souvenirs des instants passés avec toi, j'aimerais qu'on se revoie. Je suis très malade, et tu es mon seul..."
Non, je n'ai pas à lui faire subir ça.
"Humanité,

Bla bla bla ... J'aimerais qu'on se revoit"
Putain ! J'ai fait une faute ! Merde !
"Humanité,"

Elle savait qu'elle avait dépassé le peu de temps de lucidité que son cerveau lui accordait. Déjà les boules de papier rageusement jetées dans la corbeille ne l'intéressaient plus. Déjà le tiroir de gauche était refermé, et celui du milieu s'était ouvert. Tant qu'elle n'ouvrait pas celui de droite, elle ne le trahirait pas. Pas ce soir. Juste une gorgée et ça va aller mieux. Elle reprendra, elle en est sûre, elle le jure, la tâche qu'elle devait faire depuis des années. Mais c'est déjà oublié. Mais elle sait qu'elle a oublié quelque chose, et un vide affreux l'envahit. Une gorgée ne suffira pas. Ça ne va pas assez profond. Il lui faut absolument ouvrir le tiroir de droite.

Des vibrations traversaient le mur. Des rires d'enfant, joyeux, heureux, terrorisaient cette pauvre femme à quatre pattes sur le sol, gerbant son âme, un élastique gisant au sol. Étaient-ils dans sa tête, ces rires, ou dans la chambre d'à côté ? Quelle importance ? Quelle importance de quoi ? Quoi ? Rien. Rien. Le néant.

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21 octobre 2007

Le supercharmé

Humanité venait toujours très tôt faire ses courses au supercharmé. Il aimait voir tous ces petits vieux alignés devant l'entrée  du magasin, empoignant leur caddie comme s'ils étaient équipés de vitesses, vous savez, comme les poignées des motos. Leur front était plissé. Ce n'était pas la vieillesse, oh ça non. Il leur importait surtout que le rayon fut plein de sucre et d'huile à leur arrivée, de peur de manquer. Il fallait donc qu'ils arrivent les premiers.

Humanité les laissait toujours partir devant, sauf qu'il ne fallait pas trop qu'il traîne. Même si on était samedi, il n'avait pas de temps à perdre. Mais au moins le supercharmé lui faisait gagner du temps. Avant, il se traînait, se traînait, dans cette foule grouillante du marché, devant parcourir toute une cette place à pieds pour ses produits frais. Et ensuite ce n'était pas fini. Il fallait qu'il complète, qu'il aille de boutique en boutique, épicier, quincailler, horloger, boulanger, c'était pas le pied.

Mais le supercharmé, c'était trop bien. Il pouvait courir entre les rayons, en propulsant son caddie dans les chevilles des vieilles dames parfois, en bloquant le passage à une mère de famille qui avait le culot de le bloquer lui dans tous les rayons, sous prétexte qu'elle subissait la boulimie de remplissage de chariot de ses sales mioches.

Et puis on trouvait de tout. On pouvait manger varié et équilibré : des pâtes, des patates, de la semoule, du riz, de la purée en poudre, des frites congelées, des tortillas, des galettes, des pitas. On trouvait toujours des fruits et légumes de saison de l'autre bout du globe en promotion : le voyage pour les légumes, l'exotisme pour le consommateur. Et puis il y avait des cacahuettes. Celles qu'Humanité préférait, c'était les cacahuettes avec la coque. Et ça depuis qu'il avait eu une discussion avec son banquier.

- Monsieur Humanité, j'ai un contrat en or à vous proposer. Un emprunt qui résoudra tous vos problèmes.
- Ah oui et il faut que je mette quoi en caution ? Un rein, une côte ?
- Rien de tout cela. Il faut juste que vous acceptiez quelques petits aménagements dans votre maison.
- Ecoutez, je n'ai plus de place pour une seule machine à coudre dans mon garage.
- Non, ce n'est pas cela. Nous voudrions vous offrir le sanibroyeur gps dernière génération. Il compte la quantité de matière sèche que vous, hum, disons, hum, évacuez.
- Et c'est tout ?
- Non. Il faudra que vous produisiez le maximum de matière sèche. Plus vous en produirez chaque jour, plus votre taux de remboursement sera bas.
- Et comment je fais pour manger de la matière sèche ?
- Mangez des fibres.

Et voilà comment Humanité commença à manger les cacahuettes avec la coque. Mais les cacahuettes avaient mille vertus. Il avait remarqué qu'en enduisant ses bras de beurre de cacahuettes, il leur évitait de rétrécir. L'idée lui était venue un jour où son patron l'avait persuadé de travailler sans être payé, juste "pour la beauté du geste", comme il disait en rigolant. Comme ce jour là il n'avait pas le temps de manger à la cafétéria, il avait pioché dans le pot de beurre de cacahuettes. Et ses doigts, déséchés par le travail sur les machines, avait comme par miracle regonflé un peu. Depuis, il faisait son beurre de cacahuettes lui même. Comme ça, il pouvait réduire son taux de remboursement.

A propos du taux de remboursement, Humanité exagérait un peu. Il récupérait le gazon qu'il récoltait du bac de sa tondeuse pour en remplir ses toilettes. Parfois, ça les bouchait pendant trois jours, mais le taux en valait la chandelle.

En arrivant à la caisse, il se félicitait toujours de préférer le supercharmé aux petits commerces, parce qu'il perdait moins de temps à se laisser rabattre les oreilles par ces commerçants oisifs qui passaient leur temps à commenter la météo. A la place, il avait une chance (sur vingt parce qu'il y avait vingt caisses) de tomber sur la caissière ultrarapide et sexy qu'il quittait presque à regrets au bout seulement de cinq minutes. Mais ce n'était pas pour aujourd'hui. Là c'était un mec (beurk beurk, on l'appelle comment, un caissière ?), sûrement un stagiaire, le fils de la patronne sans doute, un gros fainéant certainement. Ce benêt regardait avec patience une mémé compter ses pièces dans son porte-monnaie. De la patience ! Et puis quoi encore ? J'en ai moi de la patience ?

Après l'humiliation d'avoir perdu son temps, Humanité remplissait l'arrière de son 4X4 écologique au biogras. Il se félicitait de l'avoir acheté, comme ça il pouvait y mettre toutes ses courses. D'ailleurs, il fallait qu'il aille faire le plein.

20 octobre 2007

Alors ça gaze ?

- alors docteur ?
- hum oui ?
- ben qu'est-ce que j'ai ?
- un cancer du gras, comme je vous l'ai dit hier, avant-hier, avant-avant avant hier
- non avant-avant hier j'avais une couche d'eau chaude
- c'est vrai, mais vous aviez aussi un cancer du gras
- qu'est ce que je peux faire ?
- rien, vous êtes fichu. Je vous donne cinquante ans à vivre et hop !
- sérieux ?
- oui
- vraiment ?
- j'en sais rien moi. Jusqu'à présent vous avez eu de la chance, malgré les séquelles, vous vous en êtes toujours sorti. Vous êtes un miraculé. Mais bon, ça ne va pas durer.
- pourquoi ?
- parce que .. je ne sais pas moi ! A force de tirer sur la corde, et bien, elle casse ! Voilà tout !
- vous avez des preuves scientifiques ?
- vous êtes un scientifique ?
- non
- oui j'en ai, mais comme vous ne pouvez pas comprendre parce que vous n'êtes pas un scientifique je ne vous en donne pas. Il faudra me faire confiance.
- et je peux faire quoi pour aller mieux ?
- il faut vous poser un anneau drastique
- non j'en veux pas. C'est pas bon pour ma croissance.
- mais vous avez déjà votre taille adulte ! Qu'est ce que vous voulez croitre ? Non, ne me dites pas, je ne veux pas savoir.
- il n'y a pas d'autre chose ?
- si, vous avez une vache ?
- oui
- et bien sûr vous la gardez chez vous ?
- ben oui
- et elle a des, comment dire, des flatulences ?
- ben oui, moi aussi
- il faut vous débarasser de votre vache. Elle vous intoxique
- mais je peux pas me séparer de Fleurette. Elle est gentille, et puis elle me donne du lait et de la viande. Et puis moi aussi je pète.
- bon alors donnez lui de l'ail à manger
- ben non, elle va avoir mauvaise haleine
- parce que ça ne vous dérange pas que votre vache pète et vous vous inquiétez de son haleine ?
- c'est pas vous qui vivez avec elle
- c'est sûr. Bon écoutez on va démarrer un nouveau protocole. Il est un peu Kyoto mais ça va peut être vous donner quelques années de plus
- il faut faire quoi ?
- rien, il faut juste respirer avec un seul poumon à la fois. Comme ça vous préservez l'autre. Et puis vous alternez les poumons. Et puis il faut mettre un filtre antiparticules à votre vache
- vous croyez qu'elle va accepter ça ?
- ah ben c'est sûr faut pas lui demander son avis. Mais vous verrez, elle s'y fera très bien
- elle va me filer des coups de sabot, oui
- vous mettez pas derrière elle ! Il faut ruser, par le côté
- bon avec ça qu'est ce que je vous doit ?
- 10000 milliards de dollars
- mais c'est cher ! Ca a encore augmenté ? Je n'ai pas assez d'argent !
- vous n'avez qu'a faire un chèque
- vous prenez la carte vitale ?
- et puis quoi encore. La sécurité sociale, c'est pas automatique.

19 octobre 2007

Réveil difficile

Humanité est dans la salle de bain. Il le sait juste parce qu'il a rasé le sol et qu'il a constaté que la moquette chaude et moelleuse de la chambre a laissé place à du carrelage froid et dur. Machinalement, il met du dentifrice sur sa brosse à dents et commence à décrasser ses quenottes. Humanité lève les yeux et se regarde dans la glace. Quelle horreur ! Il a une sale tête, les cheveux ébouriffés, une barbe de quatre jours, des yeux rougis par les excès de la veille. Il remarque un détail, le détail qui tue: il a boutonné son pyjama de travers.

Pour une fois, et c'est rare, il se regarde de plus près. Enfin, il regarde le bonhomme aux cheveux ébouriffés, à la barbe de quatre jours, aux yeux rougis et au pyjama mal boutonné. Non, ce n'est pas moi, ce n'est pas possible ! se dit-il. Quelle sale tronche ! Ce n'est plus là une question de cheveux, de barbe, de yeux ou de bouton. C'est l'impression générale.

On dirait Frankenstein. Il est recousu de partout, il a en fait une toute petite tête, un vilain gros sourcil qui lui donne l'impression d'être toujours bougon. Et puis il a un gros bide, énorme, plein de graisse. Il paraît qu'il a un cancer, mais il s'en fout, jusque là il s'est guéri tout seul. Et puis regardez moi ces bras ! Ils sont tout maigres ! Comment un gros bonhomme pareil peut-il avoir des bras aussi maigres ? Il se décalcifie en plus. Si ça continue, il ne va plus rester qu'un gros ballon de graisse, avec des tentacules tout rikikis, et un gros sourcil collé sur le ballon. Un cancer de la graisse. Ça existe ça?

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Humanitas Sapiens Sapiens
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